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Culture - Première réussie pour « Tarbes en Philo »

mercredi 6 avril 2016 par Rédaction

Le Théâtre des Nouveautés de Tarbes était rempli à craquer samedi matin pour le lancement du premier festival « Tarbes en Philo », organisé par l’association « Reliance en Bigorre », sur le thème : « l’autre, ce moi qui n’est pas moi ». Le philosophe Luc Ferry a ouvert le festival par une conférence très stimulante. Une table ovale avec quatre grands noms du rugby pyrénéen a ensuite été animée par le philosophe Christophe Schaeffer. Enfin, trois ateliers ont permis aux philosophes en herbe de s’initier à cette discipline de la pensée.

« Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’humanisme moderne, qui reconnaît avant tout la transcendance de l’autre, alors que le premier âge de l’humanisme avait élevé au niveau du sacré les figures de Dieu, de la nation et de la révolution ». Dans sa conférence inaugurale du premier festival « Tarbes en Philo », organisé par l’association « Reliance en Bigorre », Luc Ferry a placé la barre à un niveau qualitatif élevé. Sa dissertation, présentée devant plus de 200 personnes réunies dans un Théâtre des Nouveautés plein comme un œuf, portait sur un thème aux résonnances actuelles : « Le souci de l’autre et les métamorphoses de l’humanisme ; du racisme colonial à la révolution de l’amour ». Devant un public captivé, le philosophe a d’abord évoqué le mythe antique de Prométhée chez Platon. « L’être humain va devenir la seule créature capable d’historicité, car il va devoir inventer sa vie. Plus l’être humain accède à la liberté, plus il rentre dans cette démarche d’évolution : par l’éducation, pour l’individu, par la culture et le politique pour l’espèce ».

Luc Ferry lit ensuite un texte d’un penseur quelque peu oublié aujourd’hui, Pic de la Mirandole, qui parle de la dignité humaine, et annonce la philosophie du siècle des Lumières. « Cette évolution de la pensée européenne a eu deux conséquences paradoxales. La première a été la Déclaration des Droits de l’Homme au début de la Révolution française. Et la deuxième a été l’émergence du racisme colonial ». L’ancien ministre de l’Education nationale explique ce paradoxe en citant Rousseau, pour qui « l’essence de l’être humain, c’est la perfectibilité ». Dans la première version de l’humanisme moderne, les Européens s’imaginent qu’une société traditionnelle, qui n’évolue pas, est une société primitive, proche de l’animalité. La mission du « civilisateur » va alors être de pousser ces sociétés, par la force, à évoluer. Il en découle une attitude « d’éleveur » dans les deux sens du terme : l’esclavage ou l’éducation forcée.

« C’est ainsi que des grand penseurs tels que Voltaire ou Kant vont être racistes. Dans le même esprit, mon ancêtre, Jules Ferry, sera à la fois le grand promoteur de l’éducation républicaine, qui est une chose excellente, et du colonialisme, qui fut une abomination ». Le philosophe lit ensuite à l’assistance éberluée deux textes radicalement opposés. Celui de Jules Ferry, qui postule « la supériorité de la race blanche et de sa mission civilisatrice », et celui de Georges Clémenceau, qui réfute complètement cette thèse et affirme la dignité de tout être humain. Luc Ferry poursuit ensuite sa démonstration en expliquant de quelle manière ce qu’il nomme « révolution de l’amour » va permettre à l’Europe d’accéder au deuxième âge de l’humanisme moderne.

S’appuyant sur les recherches de l’historien Philippe Ariès, il montre que ce nouvel humanisme va s’appuyer sur trois évolutions majeures. Tout d’abord, la naissance du « mariage d’amour », qui succède au mariage social, engoncé dans le système villageois traditionnel. Il cite notamment l’exemple des paysannes bretonnes, qui « montent » s’installer dans les grandes villes pour y travailler, et vont ainsi échapper à l’emprise de leur communauté. La deuxième évolution est celle de l’amour envers les enfants. « Pendant des siècles, les parents n’aimaient pas leurs enfants, et la place occupée par la progéniture était minime, car elle n’était pas le fruit d’une histoire d’amour. Le conte du petit poucet, si l’on met à part la figure mythique de l’ogre, est une histoire vraie ». Avec le mariage d’amour, l’enfant va prendre une place privilégiée, parfois même excessive, au sein de la famille moderne. Enfin, la troisième évolution majeure va être celle du rapport au sacré. « Autrefois, les figures du sacré étaient celles de Dieu, de la nation et de la révolution. Il était communément admis de se sacrifier pour l’une de ces trois causes. Outre les guerres de religion, la boucherie de la « Grande guerre » de 1914-1918 ou les 70 millions de morts de la révolution culturelle en Chine auraient été inconcevables sans cette idéologie du sacrifice ». Aujourd’hui, assure Luc Ferry, plus personne en Occident, mis à part les recrues de Daech, n’accepterait de mourir pour la religion, pour la nation ou pour la révolution. En revanche, n’importe quelle personne pourrait se sacrifier pour sauver l’un de ses proches, conjoints, enfants, parents ou amis. « Le deuxième âge de l’humanisme moderne aboutit aujourd’hui à la reconnaissance de la transcendance de l’autre : celle de l’être humain, dans sa différence. Mais c’est une évolution qui n’a pas encore un caractère universel ». Et Luc Ferry souligne le changement de perception dans les rapports entre le Nord et le Sud de la planète : on parle aujourd’hui « d’aide au développement » et non plus de « mission civilisatrice ».

Fernando Cuevas, professeur de management, organisation et relations humaines à Pau, apporte ensuite la réplique à Luc Ferry sur le thème de l’altérité. « Reconnaître l’autre comme un être de désir et non comme un objet de désir ». Il assure que « ma liberté s’élargit avec la différence de l’autre », et que, dans l’altérité, « l’autre me façonne et je façonne l’autre ». Quand les échanges sont fréquents, de longue durée, et si possible, surprenants, cette différence enrichit chacun. « Dans l’altérité, le ‘je’ deviens ‘nous’ », conclut Fernando Cuevas. « Chaque fois que je vais rencontrer l’autre, grâce à lui, je deviens un être humain. Et avant tout, je reconnais qu’il est aussi un être humain ».

Devant une assistance malheureusement plus clairsemée, la passion du rugby n’étant pas universelle, le festival se poursuit avec une « table ovale » imaginée par le philosophe Christophe Schaeffer, et réalisée par les bénévoles de l’association « Reliance en Bigorre ». Quatre grands noms du rugby pyrénéen ont relevé le défi lancé par le philosophe, pour évoquer la dimension métaphorique du ballon ovale dans notre société. Michel Crauste, Jean Trillo, Patrice Lagisquet et Jean-Pierre Garuet s’installent autour de la table, accompagnés par deux journalistes : Sophie Surrullo, auteur du livre « Entre les lignes, rencontres. Le rugby est-il en train de perdre son âme ? », publié en 2013 aux éditions du Rocher, et Jean-Louis Toulouze, rédacteur en chef de la Dépêche du Midi à Tarbes.

Michel Crauste, le légendaire « Mongol », capitaine de l’équipe de France et du FC Lourdes, ouvre le débat en expliquant que le rugby a permis à « l’enfant turbulent » qu’il était de « se confronter aux autres et de découvrir l’importance du collectif ». Jean-Pierre Garuet, pilier de l’équipe de France, et vice-champion du monde 1987, évoque « la solidarité, voire l’amour qui unissait les hommes de la première ligne, pour leur permettre de soulever des montagnes ». Patrice Lagisquet, ailier du Quinze de France et ancien entraîneur de la grande équipe de Biarritz, évoque la complicité entre les « créateurs » du jeu comme Serge Blanco ou Philippe Sella. « Le fait de comprendre ce qui se passait dans la tête des autres permettait d’anticiper leur manière de jouer et d’inventer des tactiques imparables par les adversaires ». Educateur dans l’âme, parrain de l’association « Chrysalide », qui accompagne les personnes handicapées, Patrice Lagisquet s’inquiète aussi de l’évolution des jeunes joueurs. « Ils vont davantage rechercher le geste qui leur permettra de tourner en boucle sur You Tube que la passe qui servira le bien de l’équipe ».

Une vision des choses confirmée par Jean Trillo, trois quart centre de génie, et binôme de Jo Maso en équipe de France, qui a fondé l’association « Sport emploi » en 1995. « Nous avons essayé de développer la notion de ‘création partagée’, qui aboutissait à l’utilisation optimisée de la passe et du cadrage-débordement. C’est seulement dans l’innovation, et dans l’effet de surprise provoqué chez l’adversaire, que résidait la possibilité du succès ». Sophie Surullo souligne la place croissante prise par « l’ego » dans le comportement des jeunes joueurs. « Un paradoxe pour un sport au sein duquel, à l’origine, les notions de solidarité et de respect de l’autre sont fondamentales ». Elle estime que la professionnalisation et la place importante de la culture d’entreprise ont changé la mentalité des rugbymen modernes. Et elle évoque, a contrario, la philosophie du jeu défendue par les femmes, dans un anonymat quasiment complet. « L’équipe de France de rugby féminine a gagné le tournoi des six nations sans susciter une ligne dans l’Equipe ou dans Midi Olympique ». De son côté, Jean-Louis Toulouze rappelle une notion importante au sein de l’univers du rugby : le respect de l’adversaire.

Le débat s’achève avec l’intervention émouvante de l’ancien international français d’origine sud-africaine, Dries Van Heerden, qui raconte son enfance et sa jeunesse dans l’univers de l’apartheid. « J’ai grandi avec mes copains noirs, puis est venue la séparation. A cette époque, pour moi comme pour mes proches, le seul autre qui existait était le « blanc ». Il m’a fallu partir en Europe pour découvrir l’importance de reconnaître la dignité des personnes noires. Grâce au rugby, j’ai compris que tout être humain mérite le respect ». Et en conclusion des débats, une dame dans le public avoue : « je n’ai jamais assisté à un match de rugby de toute ma vie. Mais aujourd’hui, j’ai été passionnée par ce que nous ont raconté les rugbymen et les philosophes ! ». Après le déjeuner, le festival « Tarbes en Philo » s’est poursuivi par trois ateliers de découverte. Le « café philo » avec Michel Tozzi, président de l’université populaire de la Narbonnaise. « L’école philo » avec Jean-Charles Pettier, professeur de philosophie à l’ESPE de Créteil, université Paris-Est. Et « l’entreprise philo » avec Fernando Cuevas. Pour reprendre une métaphore rugbystique imposée par les circonstances, ce premier essai a été de belle facture. Il restera à le transformer, en inscrivant dans la durée le festival « Tarbes en Philo ». Un défi à la hauteur des ambitions et de l’enthousiasme des bénévoles de l’association « Reliance en Bigorre ».

Jean-François Courtille